Catégorie: Lectures
La Fortune des Rougon, récit d’une fondation
Premier ouvrage des Rougon-Macquart, La Fortune des Rougon, titre à double sens : il est beaucoup question d’argent et d’ambition financière, mais « fortune » renvoie ici aussi à la chance, la fortuna machiavélienne, cette occasion qu’il faut avoir assez de virtù pour saisir. L’occasion à saisir, c’est le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, qui met fin dans les faits à la Deuxième République – avant de déboucher, un an plus tard, sur le rétablissement de l’Empire. Et les héros machiavéliens, ce sont ici un petit marchand d’huile et sa femme, Pierre et Félicité Rougon, qui essaient de profiter du coup d’État pour satisfaire leurs ambitions de pouvoir, d’argent et de revanche sociale, dans une sous-préfecture (imaginaire) du Var, Plassans. Au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte correspond alors le coup de force des Rougon, la médiocrité du second faisant écho à celle du premier. Si l’action du roman est concentrée sur les quelques jours qui suivent le coup d’État, ce premier volume des Rougon-Macquart est aussi l’occasion pour Zola de présenter l’histoire de cette famille, dont les membres réapparaissent au cours de toute la série de romans, et de conter une jolie amourette qui finit mal entre un jeune ouvrier républicain autodidacte, Silvère, et la fille d’un bagnard, Miette.
Quelques mots sur le contexte d’écriture : cet ouvrage, qui décrit le passage brutal entre deux régimes politiques, la Deuxième République et le Second Empire, est lui-même publié (en feuilleton, dans le Siècle) entre juin 1870 et octobre 1871. Zola connaît donc, en pleine publication, la chute du régime dont il est en train de relater la naissance. Belle coïncidence, qui donne un certain relief historique au roman. Cependant, il ne faudrait pas s’y tromper : le choix du Siècle comme lieu de publication le montre bien, Zola n’est pas le héraut de la révolution (même s’il avait pris position contre l’Empire quelques mois avant sa chute). Le Siècle est un journal bien comme il faut, héritier de l’opposition dynastique à la monarchie de Juillet (Odilon Barrot et cie), vaguement républicain, centriste et grand ami de l’ordre – mais bon, je ne veux pas en dire trop de mal, il a eu Gustave Chaudey, ami, avocat et légataire de Proudhon comme rédac chef, avant qu’il ne soit fusillé sur ordre d’un ultra-révolutionnaire blanquisto-jacobino-hébertiste pendant la Commune, il faut dire qu’il l’avait un peu cherché en faisant tirer sur le peuple quelques mois plus tôt, tout ceci posant d’ailleurs d’intéressantes questions sur le positionnement politique des proudhoniens, mais je me m’égare. Tout ça pour dire que le Siècle n’est pas du tout un journal rouge.
Les personnages
Et la Fortune des Rougon, en toute logique, est loin d’être un roman rouge faisant l’apologie de héros républicains luttant férocement contre la barbarie impériale qui s’avance. Les quelques républicains que l’on rencontre sont soit complètement idéalistes (Silvère Mouret, l’amoureux autodidacte), soit des opportunistes minables et pleutres (Aristide Rougon), soit des ratés bouffés par la rancœur qui croient que la République c’est vivre sans travailler (Antoine Macquart). Ce dernier spécimen est assez gratiné : Antoine Macquart est une authentique crapule, qui picole, refuse de bosser (il faut lire les descriptions de la torture qu’il subit intérieurement quand il lui faut travailler), exploite sa femme jusqu’à ce qu’elle en meure, affame ses enfants, mendie, picole encore, et est évidemment complètement républicain, c’est le républicain du livre, même si quand même à la fin il trahit ses camarades et les envoie se faire tuer contre quelques sous (car il adore l’argent, qui lui permet de picoler (sans travailler)). Bref, le moins que l’on puisse dire, c’est que Zola ne donne pas des républicains une image bien rose.
Cependant, il faut bien l’avouer, les autres sont pires. Bouffés par l’envie et par la bêtise, les conservateurs et les réactionnaires que l’on peut voir dans le roman sont aussi incapables que peureux. Pierre Rougon est en effet à la tête d’un petit cercle qui se réunit chez lui (le « salon jaune »), rassemblant des clampins d’une grande médiocrité. Des négociants à la retraite, crevant de peur de se voir enlever leur fortune imméritée par le peuple, comme Granoux, ressemblant à « une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier », ou Roudier, orléaniste enrichi sous Juillet par la proximité avec la clique de Louis-Philippe. Bon, il n’y a pas que du bourgeois ventru, au salon jaune, on trouve aussi un militaire napoléonien plutôt sympa, Sicardot, et un faux dévot, Vuillet. Intéressant personnage : très proche du clergé, il fournit Plassans en images pieuses et en littérature religieuse ; réactionnaire, il tient un journal légitimiste ; avide, il inonde aussi les collèges de bouquins pornos. Son ambition ? Regagner le marché des manuels scolaires, perdus à cause de son activité licencieuse, c’est le prix qu’il demande pour se rallier au coup d’État. Très classe. Bref, les réactionnaires craignent autant que les républicains, voire plus.
Qui s’en sort, alors ? Eh bien, les intrigants. Certes, ils sont eux aussi dévorés d’ambition et n’ont pas de morale, mais au moins ils ne sont pas en soi fondamentalement méchants ou bêtes. Simplement, ils veulent réussir, « A nous deux maintenant » à Plassans, des Rastignac de sous-préfecture. L’incarnation de ça, c’est Félicité Rougon, la femme de Pierre Rougon, obsédée par une revanche sociale qu’elle ne réussit pas à prendre (une fois le succès atteint, contemplant les femmes qui hier la regardaient de haut, elle aura un magnifique « Ah ! dame, c’est notre tour, maintenant »). On peut mettre dans le même sac le fils aîné de Pierre et Félicité, Eugène, qu’on ne voit pas beaucoup mais qui œuvre pour Bonaparte, pousse ses parents à se faire bonapartistes et les avertit du coup d’État (d’ailleurs il semble savoir depuis avril 1849 qu’il y aura un coup d’État, ce qui constitue une thèse historique bien audacieuse de la part de Zola). Il y a aussi l’aristo, le marquis de Carnavant, père naturel probable de Félicité (ce qui explique sûrement, dans l’esprit de Zola, qu’elle soit moins bornée que les autres), qui n’aime évidemment pas la République et qui, voyant à regrets la perspective d’une monarchie s’éloigner, se rallie plus ou moins à Napoléon, mais en maintenant une distance amusée teintée de dégoût face aux bourgeois réactionnaires apeurés. Bon, il y a aussi le très effacé docteur Pascal Rougon (fils de Pierre et Félicité), médecin des pauvres, savant (avec visiblement plein de théories sur l’hérédité), républicain de cœur, observant les réactionnaires du salon jaune comme des animaux, qui se joint aux insurgés pour les soigner. Une sorte de croisement entre François Raspail et le professeur Tournesol, assez sympathique.
Les forces sociales
Bref, le moins que l’on puisse dire est que Zola ne déborde pas d’amour pour la nature humaine en général et pour ses personnages en particulier. Si quelques-uns ne sont pas absolument ignobles, ils sont en général soit médiocres, soit pourris, soit les deux. Heureusement, tout n’est pas si noir, car si les personnages individuels sont méprisables ou idiots, il y a un acteur bien plus fréquentable : le peuple insurgé. Les pages qui sont consacrées aux insurgés sont pleines d’empathie devant ces masses paysannes et ouvrières qui se soulèvent pour défendre la République, qui imaginent tout le pays en train de faire de même, qui sont généreux dans la victoire (ils réussissent à prendre Plassans temporairement), tragiques dans la défaite. Bref, c’est toute l’ambigüité du regard de l’écrivain sur les révolutionnaires qui se joue ici (et qui peut faire penser au rapport que Flaubert entretient à la révolution de 1848, dans l’Education sentimentale) : si le peuple uni est beau et grand, souvent malgré lui, il est entouré d’individus aux mauvaises passions qui profitent de sa grande crédulité. Dès lors, le peuple ne peut osciller qu’entre l’inaction impuissante et l’expérience de la trahison. Il y a là un regard qui me semble typiquement post-quarante-huitard : contrairement aux romans de la première moitié du siècle, le peuple y tient bien un rôle, en tant qu’acteur collectif (Michelet est passé par là, les révolutions de 1830 et 1848 aussi), mais il est fait pour l’échec, sous les menées conjointes des réactionnaires qui le craignent et des opportunistes qui le flattent.
A cette présentation romanesque de la figure du peuple s’ajoute, au fil des pages, une description plus sociologique qui n’est pas inintéressante, même si elle est un peu fruste. La ville, Plassans, est divisée en trois quartiers : celui des nobles, à l’écart, comme endormi, la vieille ville, populeuse, habitée par les ouvriers et les commerçants, et la ville neuve, occupée par la bourgeoisie et les professions libérales. C’est basique, mais on voit bien la transformation de la structure de classe qui est à l’œuvre : le monde des nobles, anciens propriétaires terriens, dépossédés durant la Révolution, et du vieux clergé aux ordres, reste séparé, et meurt doucement, dans la crainte et l’aigreur. La ville active, celle du commerce, de l’artisanat et des loisirs populaires, bref la ville organisée autour des activités urbaines traditionnelles, continue à exister, mais elle devient peu à peu identifiée comme « populaire », basse, comme un milieu dont il faut s’extraire pour réussir. La raison en est l’apparition d’une nouvelle classe, vivant dans la ville neuve, séparée à la fois de la noblesse et du « peuple », dont la fortune nouvelle ne tient pas tant à la propriété terrienne qu’à la capacité à s’insérer dans les réseaux nouveaux d’activité créés par l’amélioration des communications et l’augmentation sensible de la consommation.
Il ne faudrait pas faire d’anachronisme : les personnages clés de cette nouvelle classe, ce ne sont pas des « industriels », des capitalistes, mais bien plutôt des négociants, des juristes, des fonctionnaires. Au milieu du siècle, la France n’a alors pas encore connu, sur le plan de la production, de révolution industrielle réelle ; par contre, le système de consommation et d’échange connaît une véritable transformation, passant de réseaux principalement locaux à une économie plus ouverte, régionale, nationale, voire internationale, qui donne aux bourgeois de nouvelles opportunités d’enrichissement. Dès lors, ceux qui restent dans l’ancien monde, celui du commerce et de l’artisanat, se voient attribuer une identité de classe nouvelle, populaire, qui mêle des situations économiques extrêmement variées et permet de comprendre pourquoi les insurrections du XIXe siècle ont à la fois un fort contenu de classe « dans les têtes » (on se bat à partir d’une position de classe ressentie, celle de travailleur), mais pas dans les faits (il y a une grande hétérogénéité économique). La classe pour soi précède la classe en soi. Une nouvelle bourgeoisie se crée, et au cours de ce processus, elle repousse vers le bas tous ceux qui vivaient de l’économie urbaine traditionnelle, désormais identifiés comme « travailleurs », au-delà des différences bien réelles de niveau de vie.
Et les Rougon, dans tout ça ? Eh bien ils incarnent des gens qui appartiennent clairement à l’économie traditionnelle (marchands d’huile d’olive), qui sont dans une trajectoire sociale plutôt ascendante, mais qui ne supportent pas de voir la fortune, l’entrée dans la nouvelle bourgeoisie, à portée de main, et de ne pas arriver à mettre la main dessus. Ils vivent très correctement, et s’ils acceptaient leur place dans la vieille ville, tout irait pour le mieux. Mais ils veulent appartenir à la ville nouvelle, alors que leur activité ne le leur permet pas. Ils choisissent d’ailleurs d’habiter une maison qui est à la lisière entre les deux villes, entre les deux mondes. En cela, ils ne sont pas des « déclassés » en tant que tels, ils ne vivent pas une trajectoire sociale descendante ; mais ils se vivent comme des déclassés, en ce qu’ils voient apparaître une classe sociale au-dessus d’eux. Une classe, il faut le noter, même si Zola et les Rougon ne le font pas, d’oisifs. Ce sont eux, les oisifs qui, dans l’Internationale, iront « loger ailleurs » : pas (seulement) les gros industriels, mais cette nouvelle classe qui vit des transformations de l’économie et de la destruction des formes traditionnelles de production et d’échange. Leur oisiveté est d’autant plus insupportable qu’elle fait ressortir par contraste le fait qu’en travaillant, il n’est pas possible de s’élever au-dessus de sa classe. Un « pas possible » qui sera d’ailleurs régulièrement interprété comme un « plus possible », une impossibilité supposée nouvelle, encourageant toutes les réactions, alors que bien sûr l’économie de l’ancien monde était elle aussi largement immobile. Il était possible de passer d’une position subordonnée à un statut de commerçant ou d’artisan propriétaire de son outil de travail, bien sûr ; cependant, au milieu du XIXe siècle, une telle trajectoire est toujours possible. Simplement, elle n’est plus vécue comme une ascension sociale réelle. La véritable ascension, ce n’est pas, pour Rougon, de passer de paysan à marchand d’huile, mais de passer de marchand d’huile à receveur particulier (percepteur local, le rêve des Rougon), et de se constituer une « rente », mot clé du roman, et de l’époque.
La politique
La frustration économique conduit alors à la lutte politique : faute de faire partie de la bourgeoisie nouvelle par ses conditions d’existence et de travail, Rougon s’y agrège en adoptant leurs idées. Initialement, il est un suiveur : le « salon jaune » est d’abord un lieu où se retrouvent légitimistes et orléanistes, haïssant ou craignant la République mais n’osant pas faire de leur propre domicile un lieu où l’on dit du mal du régime en place. Cependant, sur les conseils de son fils Eugène, et avec la complicité de Sicardot, le vieux soldat napoléonien, Rougon convertit peu à peu ses hôtes à la cause de Louis-Napoléon Bonaparte. Le récit de la conversion est assez juste : au départ, les réactionnaires sont hostiles à cet aventurier, pour lequel ils votent malgré tout en décembre 1848, faute de mieux. Puis viennent l’expédition de Rome, en juin 1849, qui rend Bonaparte acceptable pour les dévots, la répression à l’intérieur du pays, la fin du suffrage universel, tant de choses qui en font, aux yeux des réactionnaires, un excellent outil pour mettre fin à la République et redonner le pouvoir à son maître légitime (un roi ou un autre, d’ailleurs les deux branches de Bourbons sont alors en pleine réconciliation). Anciennement moqué, devenu bien utile, Bonaparte devient, aux yeux des réactionnaires, tout à fait nécessaire à mesure que les démocrates-socialistes, les rouges, gagnent en popularité dans le pays, non pas seulement à Paris ou à Lyon, mais aussi dans les campagnes, en particulier dans le Var, où se trouvent Plassans, Rougon et ses complices.
L’intrigue politique qui se noue à Plassans est en effet d’autant plus crédible qu’elle prend place dans un département, le Var, qui a été à la pointe de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851. Dans ce département, la résistance trouve sa source non dans les grandes villes, mais bien au plus profond des villages. Ainsi, Plassans est acquise à la réaction, qui y domine le quartier bourgeois et le quartier noble, tandis que la vieille ville, certes populaire, est néanmoins trop modérée pour être à l’initiative de l’insurrection. C’est dans les campagnes environnantes que l’on prend les armes, en se mobilisant par bourgs, par métiers, dans ces groupes d’interconnaissance qui se sont révélés bien mieux résister à la répression que les clubs, les journaux et les associations. Cependant, tout le tragique de ces insurrections décentrées, montrant un attachement à la République certes récent, mais qui commence à être ancré dans les masses, est que ces prises d’armes sont au final subordonnées aux événements parisiens. Les historiens contemporains peuvent bien décrire comment la République passe au village, comment les campagnes se l’approprient, la transforment, comment enfin cette République peut être redécouverte dans les archives sous-préfectorales… Mais au moment du danger, c’est encore et toujours Paris qui décide du sort de ces régions nouvellement républicaines et de leurs courageuses insurrections.
Dès lors, le résultat du coup d’Etat (sous-entendu, son résultat parisien) est la grande inconnue que tous attendent, les insurgés comme les bourgeois. Prendre les armes ou non, publier un article plutôt qu’un autre, paraître avec tel ou tel, chacune de ces décisions peut avoir de grandes conséquences, mais leur nature repose entièrement sur les événements de Paris. Certes, pour le peuple insurgé, cela ne joue pas : pour eux, c’est une révolte de principe, qui ne peut que réussir car elle a avec elle le droit et la justice. Il en va différemment pour les personnages de Zola, qu’ils soient républicains ou réactionnaires, qui ne cessent de s’interroger : qui va gagner ? Alors, dans cet entre-deux, on s’épie, on essaie de deviner, selon les quelques signes disponibles, quel camp va prévaloir. Plus encore, on spécule, au double sens de la formation d’hypothèses et de l’investissement que l’on espère rentable, rapide et sans risque. Toute la fortune des Rougon est qu’alors que les autres jouent à l’aveugle, eux savent. Ils font confiance à leur fils Eugène, engagé depuis le début dans l’aventure bonapartiste, décidé à « payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l’heure de la curée ». Ils sont avertis par lui, secrètement, que le coup d’Etat a réussi, et peuvent donc, par ce délit d’initié politique, spéculer sans risque sur l’échec de l’insurrection, et se rendre maîtres de Plassans. Cette position de subordination de la province à Paris déplace ainsi les luttes politiques, qui ne portent pas sur l’avenir du régime, mais sur la capacité à tirer profit des événements. Dès lors, ce qui rend le roman si amer, ce qui rend les personnages si détestables, c’est que l’intrigue du livre n’est pas centrée sur la résistance au coup d’Etat, mais sur la capacité de la famille Rougon à spéculer sur son échec inéluctable.
De la fortune à la curée
Le premier volume des Rougon-Macquart n’est clairement pas l’un des plus appréciés de la série. On pourra invoquer l’écriture de Zola, encore hésitante, le choix d’un récit ramassé sur quelques jours, la laborieuse nécessité de présenter l’histoire de la famille, l’inutile amourette de Silvère et de Miette… Je dirais plutôt que le principal trait de ce roman, qui le rend difficile à apprécier, c’est qu’il met un peu mal à l’aise. La raison en est qu’il repose entièrement sur le dévoilement de mécanismes psychologiques et sociaux profondément ancrés et vrais, mais habituellement refoulés, dissimulés. La grille de lecture proposée par René Girard, notamment dans Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La violence et le sacré, joue ici à plein : les personnages sont habités par un désir mimétique, que l’effondrement de l’ordre politique révèle dans toute sa violence. Face à la menace d’une guerre fratricide, la restauration de l’ordre ne peut qu’être sanglante : la victime émissaire, c’est le peuple insurgé, envoyé au sacrifice, dont la mise à mort rituelle (dans la cour de l’hôtel de ville, ou, pour Silvère, dans un ancien cimetière) permet l’érection d’un nouvel ordre. Ce que révèle le roman, c’est la nature sanglante de l’acte fondateur – la symbolique du sang est omniprésente dans les derniers chapitres –, son lien avec le désir mimétique, et donc l’obscénité de la victoire de ceux qui restaurent l’ordre, que ce soit Bonaparte à Paris ou Rougon à Plassans.
Obscénité, car après la mise à mort vient la curée, titre du roman suivant, dont la nature profonde est révélée par la dernière scène, juste après la description de l’exécution de l’innocent Silvère, dont le sacrifice fait écho à la mise à mort de la République elle-même :
« Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient l’Empire naissant, le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des Bonaparte, le coup d’État fondait la fortune des Rougon.
Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :
— Je bois au prince Louis, à l’empereur !
Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient, s’embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la République. »
Tout comme le spectre de juin 1848 éclaire les oeuvres de Flaubert ou de Baudelaire, l’acte sanglant de la fondation de l’Empire constitue l’une des clés principales des Rougon-Macquart, un acte dont on peut parier qu’il ne cessera de transparaître au cours des romans suivants, tant dans le récit des aventures des membres de la famille, dont la fortune se fait sur le sang des insurgés du Var, que dans la description de la société sous Napoléon III.
Lire les Rougon-Macquart
Dans Changing places, David Lodge évoque un jeu fondé sur l’humiliation culturelle, joué par des universitaires : chacun à son tour doit dire le nom d’un ouvrage qu’il n’a pas lu, et marque des points en fonction du nombre de personnes qui l’ont lu. Ainsi, les manquements les plus graves à la culture commune de son groupe social, les plus difficiles à assumer, sont les mieux récompensés.
Si je devais jouer à ce jeu en France, a fortiori entre universitaires dûment doctorisés et spécialistes de la France du XIXe siècle, je pense que je pourrais amasser un nombre considérable de points en avouant mon ignorance totale d’Emile Zola. Je n’en ai simplement jamais lu une ligne, même pas au collège, au lycée, ni en prépa (pourtant littéraire). Cela explique peut-être en partie, étant lecteur de Stendhal et de Balzac, mon intérêt pour le premier XIXe siècle, et mon incapacité crasse à penser au-delà de la Seconde République (L’Education sentimentale y est peut-être aussi pour quelque chose).
Inversant l’ordre des causes et des conséquences, la nécessité professionnelle de commencer à « sentir » le second XIXe siècle, en particulier la période charnière du Second Empire, dans le cadre de travaux en cours sur le mouvement ouvrier, m’amène à vouloir combler ce vide. Et puisqu’il ne saurait être question de faire les choses à moitié, je compte bien m’enfiler l’intégralité des Rougon-Macquart. Et faire des compte-rendus de lecture à chaque volume.
De ces livres, je ne connais pas grand chose, si ce n’est qu’ils ont été écrits pendant la Troisième République et qu’ils couvrent le Second Empire, qu’ils ont pour fil conducteur les membres d’une famille, les Rougon-Macquart, et que Zola essayait d’y illustrer ses théories – assez communes alors – sur l’hérédité. Des vagues souvenirs scolaires me font rattacher Zola au naturalisme littéraire, à l’affaire Dreyfus, à la construction de la figure de l’intellectuel engagé, bla bla bla. Ce ne sont clairement pas les éléments qui vont m’intéresser dans ma lecture.
Celle-ci sera plutôt orientée par les problématiques qui me sont familières – l’histoire des idéologies, l’interprétation des événements politiques, la description du monde ouvrier et de ses formes d’organisation. D’autres questions naîtront sûrement à mesure de la lecture ; il me suffira d’éditer ce billet pour donner l’impression que j’avais, depuis le début, tout prévu.